Notes

Séminaire Q.S – Groupe 10 – 20/9/1999 – Gérard CLERISSI

Villes sécurisées : l’exemple des Etats-Unis

Cette fiche est établie à partir de l’ouvrage d’Edouard J. BLAKELY et Marie Gail SNYDER " Fortress America : Gated Communities in the United States " Brooking Institution Press/ Lincoln Institute of Land Policy 1997. Elle ne vise à faire un point exhaustif sur le phénomène des " cités sécurisées " mais à développer une réflexion sur " l’exemple "américain qui fait référence en la matière. Pour une réflexion plus poussée : Futuribles juin 1999 – article de Gilbert LAZAR.

Depuis la fin des années 80, l’édification de communautés clôturées (gated communities) connaît une croissance rapide. Elle touche la plupart des Etats américains mais se concentre principalement dans les périphéries les plus dynamiques des villes du Sunbelt (californie, Floride, Texas). On compte aujourd’hui plus de 20 000 communautés abritant plus de 8 millions d’américains . Alors que les premières expériences se limitaient à des villages résidentiels pour familles très aisées ou pour riches retraités, aujourd’hui ce type de communautés concerne essentiellement les classes moyennes.

I – Les fondements idéologiques des Gated communities : le " New Urbanism "

L’idéal d’une communautés sans criminalité et sans personnes indésirables est un rêve présent depuis longtemps dans les utopies, les idéologies ou les religions. Les théoriciens du New Urbanism l’ont réactualisé suivant diverses caractéristiques qui ne sont pas sans rappeler certains principes du fascisme, à l’instar de la classification des individus en " catégories " " valables " et " moins valables " ou de la définition du bonheur dans une vie communautaire expurgée de tous les " nuisibles ". Dès lors, la stabilité de la communauté (jugée préférable au mélange incontrôlable des villes traditionnelles) s’établit, en premier lieu via la définition des " in groups " et " out groups ". En édictant des critères d’appartenance à la communauté, ses membres créent une identité commune, un " nous " qui les distingue des " autres ", ces derniers ne pouvant pas être acceptés dans la communauté pour de multiples raisons.

Le Nouvel Urbanisme développe également un certain nombre des éléments qui ont conduit à l’édification des villes fortifiées ou Gated Communities. Ainsi, les villes de Seaside et de Celebration Town, aux Etats-Unis, font figure de modèles et de précurseurs de ce courant de pensée. Conçu par les architectes Andres Duany et Elisabeth Palter-Zyber, le plan de Seaside a été développé par Robert Davis. La ville elle-même reprend bon nombre d’idées fondamentales du mouvement du Nouvel Urbanisme, telles que la primauté de la marche à pied par rapport à la voiture, le sens de l’espace, les relations inter - individus (vie de famille, entraide entre voisins, …).

A l’image des autres ensembles urbains relevant de cette approche, Seaside reprend les idées de la planification néo-traditionnelle et s’inspire du modèle des petites villes du passé. Elle prétend offrir à ses habitants un lieu de vie qui favorise des relations positives entre les individus ainsi qu’entre les individus et la communauté, l’environnement, ce dans le respect des individualismes de chacun. Enfin, Seaside impose également un code de construction très strict ainsi qu’un usage des rues et des espaces publics novateur par rapport à la conception traditionnelle de tels espaces aux Etats-Unis et, plus généralement, en Amérique du Nord.

Celebration Town, autre ville phare du Nouvel Urbanisme, se situe en Floride, dans le comté d’Orlando, à quelques kilomètres de Disney World. Il s’agit là de la première communauté développée par The Walt Disney Company.

Elle se présente comme une ville moderne utilisant les nouvelles technologies de communication (télésurveillance, fibres optiques , …), mais dotée d’un centre " à l’ancienne ", et comme un ensemble urbain d’intégration sociale, dans une conception renouvelée de la ville – modèle des villes futures. Elle se veut un produit dérivé du concept " Main Street " des parcs récréatifs Disney, une évocation des villes de la fin du XIXe siècle, mais dotée des dernières nouveautés technologiques. Véritable ville avec son centre, Celebration a ses écoles, son centre médical, ses commerces, ses banques, son golf. Elle offre des habitations individuelles, des maisons de ville et des appartements, à la vente comme à la location .

Walt Disney la présentait ainsi : " Celebration regroupe le meilleur de la substance de nos petites villes du passé, allié à une vision du futur. Tous les avantages et les technologies du monde moderne sont intégrés dans une architecture sans âge. Cela donne un sens à la communauté, renforce le centre ville, le complète (d’équipements). Tout ceci fait de Celebration Town un lieu de sociabilité au sein duquel les habitants vivent à proximité de commerces accessibles à pied. De plus, la ville a un campus de santé doté d’un centre de remise en forme et d’un centre de soins intégré (ainsi Maman peut-elle aller nager et faire contrôler son niveau de stress tandis que Fiston va chez le dentiste ".

Les architectes proposent ainsi aux gens financièrement aisés de retrouver un monde quasi idyllique. Selon eux, les habitants de cette ville ont tous le même désir de vivre dans des structures communautaires agréables, avec l’idée d’entraide entre voisins, dans un environnement sûr et bien entretenu où les enfants peuvent jouer dans les rues sans courir le risque de se faire écraser par une voiture ou de se faire vendre des stupéfiants.

Les premiers habitants ont emménagé à Celebration Town durant l’été 1996. La ville compte aujourd’hui environ 20 000 âmes, occupant près de 8 000 logements, le tout sur une surface de 2 000 hectares séparée du reste du pays par une étendue d’environ la même surface. Le prix des habitations, à l’achat, s’échelonne de 125 000 à 750 000 $ (2), et celui des locations de 575 à 1200 $ pour un studio (3). 

(2) Soit de 750 000 à 4 500 000 francs français.

(3) Soit de 3450 à 7200 francs français.

 

II – Typologie des communautés clôturées

    1. Selon le statut socioprofessionnel

    1. Selon la motivation première de leurs résidents

Transcendant ces variantes, le point commun des habitants de ces communautés est que tous souhaitent contrôler, au-delà de leur habitation, leur rue et leur voisinage, voire leurs voisins eux-mêmes. Par le biais des portes, des gardes et des murs, ils essaient de se prémunir contre le fléau qu’est l’autre, d’empêcher cet autre de pénétrer sur leur territoire.

III – Territoire et sécurité : vers une privatisation de l’espace public

La mise en place d’une frontière ou d’une barrière est toujours un acte politique, une manière de déterminer son appartenance : on est " in " ou " out " ; on appartient à une communauté ou on en est exclu. Les communautés cloturées ne font que représenter la forme la plus extrême d’exclusion par l’habitat. Ce phénomène n’est que la manifestation la plus ostentatoire de l’avènement d’une mentalité de repli et d’enfermement aux USA dont les portes et les murs ne représentent que l’aspect le plus visible.

Aux yeux du public américain, peu d’arguments peuvent être avancés pour dénoncer cette volonté de se réfugier puisque chacun a le droit d’agir de la sorte. Les habitants de ces villes sécurisées ne veulent pas au fond de choses différentes de ce que demandent les autres citoyens américains : contrôle de leur environnement, sentiment de sécurité, assurance de vivre avec des gens de même opinion : bref l’expression forte d’un sentiment identitaire et communautaire.

Le phénomène d’enfermement apparaît alors comme l’expression la plus simple du symptôme d’une Amérique moderne, marquée du sceau d’une désillusion généralisée quant à la qualité de la vie publique. Le citoyen européen exprime le plus souvent des réserves quant à la volonté de privatiser rues, parcs et autres espaces publics. L’enclavement devient en fait un nouveau style de vie et l’enfermement devient un statut socioéconomique partagé. Le niveau élevé d’immigration, la baisse du niveau de vie de nombreux ménages, une économie en restructuration accroissent la demande d’une plus grande séparation entre les classes sociales , le recours à la distinction et à la protection et au bout du compte une plus grande exclusion sociale. La sur-urbanisation ne se traduit donc pas par une diminution de la ségrégation mais par une redistribution des vieux modèles urbains. Après avoir spécialisé l’espace suivant les fonctions urbaines, on le spécialise en fonction de l’appartenance sociale en marquant physiquement sa distinction sous couvert de protection.

Il ne s’agit pas encore là de la nouvelle norme d’urbanisation américaine. C’est un phénomène principalement métropolitain et côtier que l’on retrouve surtout en Californie, au Texas, en Floride. La valeur de ces habitations ne résiste pas mieux que la moyenne lorsque le marché se déprécie. Cependant des villes sécurisées s'élèvent dans presque chaque Etat. Les acquéreurs de logements en zones sécurisées ne mentionnent pas explicitement l’existence de " portes " comme un critère de choix prépondérant ni même explicite de l’achat de ce type de logement. Mais à l’évidence les acquéreurs préfèrent les habitations situées dans de telles zones à celles situées à l’extérieur. Les promoteurs de leur côté mettent rarement en avant la sécurité dans leur publicité , cela fait simplement partie des agréments offerts. Pourtant la plupart des résidents estiment après avoir emménagé que " les portes et les grilles rendent leur vie plus sûre ". Le sentiment d’insécurité est donc bien la principale raison de l’achat d’une maison dans de tels lotissements. Selon de récents rapports, à Miami où portes et barrières sont devenues la normes, certaines formes de délinquance comme le vol de voitures ont diminué. A l’opposé, la présence de ces portes et barrières n’a changé qu’à la marge le taux de criminalité- tous crimes confondus. Néanmoins les résidents disent moins ressentir la peur de l’agression. Cette réduction du " facteur crainte " est importante en soi dans la mesure où elle peut conduire à une augmentation des relations de voisinage, facteur à terme d’un recul de la criminalité. Il est vrai qu’à y regarder de plus près, les communautés protégées ne sont pas des havres de sécurité. Elles n’offrent généralement pas de protection complémentaire contre la criminalité. La majorité de la petite délinquance est le fait d’adolescents inoccupés qui vivent autant à l’intérieur de ces lotissements qu’à l’extérieur. Il est vrai que la plupart de ces " cages dorées " n’ont rien à voir avec les logements à très haute sécurité qui ont vu le jour à Moscou ou à Caracas où la nouvelle bourgeoisie vit cachée et protégée derrière de hauts murs sous la protection de gardes armés. Dans la plupart des gated communities, les portes ne sont pas gardées mais ont simplement des barres de protections télécommandées ou d'autres systèmes de protection aisément contournables. Quand il y a des vigiles à l’entrée, une bonne présentation (costume / cravate et belle voiture) sont souvent des laissez-passer suffisants.

IV – Le choix d’appartenir à une communauté clôturée traduit-il un degré de civisme inférieur ou supérieur ?

A défaut d’études sociologiques étayées, on est réduit pour l’instant à faire des conjectures. Pour les uns, le repli sur soi traduit un déclin du sentiment civique, une perte de confiance et d’intérêt dans le lien social collectif, les portes devenant le symbole ostentatoire d’une attitude de retrait égoïste. A l’opposé, d’autres rétorquent que les résidents de ces logements, par leur double participation (engagement dans la gouvernance publique locale et dans leurs propres associations de propriétaires) font preuve d’un niveau de participation civique plus fort que leurs voisins. Ils acceptent de faire des sacrifices significatifs en prenant eux-mêmes en charge certains services collectifs (ramassage des ordures, surveillance…).

Vivre dans une communautés dirigée par une association de propriétaires privés engendre d’importantes dépenses supplémentaires. Les résidents doivent en plus de leurs impôts locaux, payer les frais liés à l’association qui peuvent atteindre plusieurs milliers de $ par an. Ils doivent par ailleurs sacrifier une part importante de leur liberté puisque -de fait-, les associations régulent et limitent les individualismes. Elles déterminent les couleurs qu’ils peuvent utiliser pour peindre leurs maisons, leur imposent l’emplacement où ils peuvent garer leurs voitures, prohibent l’usage de certains types de mobilier, de plantations ou de jeux de plein air, interdisent les aboiements des chiens, l’accès ou la visite d’enfants, etc. Ces entraves représentent des dépenses que les habitants acceptent néanmoins comme prix à payer pour réaliser ce qu’ils estiment être une " vie associative désirable ".

Dans un certain nombre de cas, les associations de propriétaires de ces enclaves protégées agissent par avocats interposés pour obtenir un traitement fiscal plus favorable, arguant qu’ils paient directement la collecte de leurs ordures, la maintenance de leur rue, des équipements de loisirs…Ils revendiquent par ailleurs un traitement fiscal dérogatoire au motif qu’ils utilisent moins (voire pas du tout) les services publics existants. S’ils devaient obtenir gain de cause, les propriétaires de villages protégés auraient engendré une rupture du contrat social sans précédent : remplacer la gouvernance publique par le recours à des services achetés sur le " marché ". En corollaire, ce phénomène engendre une baisse d’intérêt pour la participation citoyenne et la vie publique : hausse de l’abstention électorale, remise en cause du politique en général. Les relations entre citoyens des communautés clôturées et des communautés traditionnelles s’amenuisent. Globalement, pour les premiers, la nouvelle règle consiste à ne jouer aucun rôle actif dans la vie locale et à se limiter à échanger des services contre de la monnaie.

V – Les communautés clôturées gagnent-elles l’Europe ?

Les experts traitant des questions de sécurité jugent assez peu vraisemblable une transposition du phénomène des villes privées en Europe et notamment en France. Pourtant, on observe dès à présent les signes d’un renforcement des contrôles privés sur un nombre croissant d’espaces publics. A Paris, la mise en place d’appareils de videosurveillance dans des immeubles bourgeois, l’installation de portiers électroniques, le recours aux cartes magnétiques pour assurer l’accès à un immeuble, la présence croissante de gardiens peuvent être analysés comme une autre forme d’enfermement et de contrôle. Le marché de la sécurité est florissant. De nombreuses villes s’équipent de système perfectionnés de télésurveillance, à l’image de Monaco ou de Levallois-Perret, une des villes de France les plus vidéosurveillées avec environ 90 caméras. Dans ce contexte, l’appel aux " vraies valeurs " qui constitue le cœur de la pensée du " Nouvel Urbanisme " risque d’offrir une solution " valable " à tous ceux qui refusent une société qui s’individualise et expose leurs proches aux dangers d’un espace publique " sauvage ". (cf article dans la boite noire sur les projets du promoteur immobilier Kaufman & Broad). Dans le Nord, en Dordogne, on commence à voir la mise en pratique de ces idées. De même, en Belgique, sur la mer du Nord, un projet conduit par les urbanistes qui ont conçu la ville de Seaside aux USA devrait bientôt voir le jour. Un autre programme est en cours de réalisation en Allemagne (en ex-RDA) reposant sur un concept de lotissements haut de gamme à haute protection pour riches particuliers soucieux à la fois de protéger leurs biens et leur appartenance à une élite financière. D’autres projets seraient envisagés en Italie et dans d’autres pays européens. Le processus de développement des villes privées en Europe semble donc d’ores et déjà engagé. La question est de savoir quelle sera sa récupération politique et quelles répercussions il peut avoir sur la société urbaine et la cohésion sociale de demain.