Notes
Les cahiers de la sécurité intérieure n° 21, 3ème trimestre 1995 – Les technologies de sécurité
Note de lecture
FG
Voici les articles qui me paraissent les plus directement utiles dans la perspective de notre séminaire : les deux premiers sont assez théoriques, replaçant la problématique de la sécurité privée dans une perspective plus large, les deux suivants décrivent des expériences concrètes.
1) " La prévention situationnelle en Angleterre " (Jeanne de CALAN, doctorante IEP Paris) et " les technologies de la prévention situationnelle " (Ronald V. CLARKE, Rutgers University)
1) Une nouvelle approche théorique : la " prévention situationnelle "
A la fin des années 70, en Angleterre, le constat politique est dressé de l’inefficacité des politique pénales socio-préventives traditionnelles face à une progression inexorable de la délinquance. Une nouvelle approche, très liée à l’Ecole libérale américaine de Chicago et qui est plus cohérente avec l’idéologie Thatcherienne, fait son apparition, sous l’influence d’une nouvelle vague de criminologues comme R.V. Clarke ou D. Cornish. Cette approche va placer les technologies de sécurité au cœur de la prévention, et concourir à une certaine légitimation de la sécurité privée. Les principales différences avec l’approche traditionnelle sont résumées dans le tableau ci-dessous :
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Approche traditionnelle |
Prévention situationnelle |
Causes supposées de la criminalité : |
Déterminants généraux : sociaux, économiques, psychologiques… |
Occasion favorable : le crime apparaît comme un choix rationnel qui passe par la maximisation des gains et la minimisation des coûts et des risques d’une action criminelle |
Remèdes suggérés : |
Ensembles de politiques visant à agir sur les causes sociales ou individuelles du développement de la criminalité (aide sociale, éducation, emploi…) |
Ensemble de techniques visant à réduire les bénéfices du crime pour le criminel en le plaçant dans une situation moins favorable de ce point de vue :
- augmentation de l’effort représenté par le crime ;
- augmentation des risques liés au crime ;
- réduction des gains potentiels du crime.
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Caractéristiques : |
- place les pouvoirs publics et l’idéologie politique au cœur des mesures à adopter ;
- cherche à agir sur les hommes. |
- place les experts " apolitiques " au cœur des réponses à apporter ;
- se soucie de protéger des territoires.
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Difficultés d’application et risques potentiels : |
- très complexe, très lourd à mettre en œuvre avec une efficacité – au moins à court-moyen terme – incertaine ;
- très difficile à évaluer ;
- coûteux au plan budgétaire ;
- se heurte aux clivages idéologiques habituels.
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néglige les considérations sociales ;
implique une difficile coordination entre des acteurs publics et privés très divers ;
risque de développement d’une " société forteresse " ;
risque d’une différenciation spatiale trop marquée (au bénéfice des plus favorisés) ;
laisse de côté toute une série de crimes qui semblent moins affectés par le calcul rationnel des coûts/bénéfices du crime (viols, violence domestique, crimes d’enfants, crimes racistes…)
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Ces deux conceptions peuvent servir à éclairer sous un jour nouveau la distinction entre sécurité privée et sécurité publique
comme le suggère André MINDOL dans le même ouvrage (" Le recours à la technologie dans la sécurité privée ") : la sécurité privée, fondée sur l’approche nouvelle de la prévention situationnelle serait essentiellement préoccupée de limiter et de réduire les occasions de nuire en protégeant des territoires, tandis que la sécurité publique viserait à agir sur les comportements individuels ou collectifs. Cette conception conduit à élargir sensiblement la place traditionnellement attribuée à la sécurité privée.
2) La prévention situationnelle : un bilan mitigé en Angleterre
2.1) Un ancrage solide dans la société britannique :
- la prévention situationnelle ne fait guère l’objet de débats, du fait même de son caractère technique et apolitique ; en fait la prévention est perçue comme un problème d’experts plutôt que comme un projet de société en Angleterre ;
- elle s’est généralisée (gouvernement, collectivités locales, industrie, assurances…) et s’est peu à peu élargie pour traiter de toute forme de prévention – ou de répression – à l’exception de la prévention sociale (problèmes d’anomie sociale dans les quartiers défavorisés).
- elle dispose d’un organe puissant de diffusion avec la création n 1983 de k’Unité de prévention du crime. Cette équipe de recherche, qui est à l’origine du programme Safer Cities mis en place en 1988, publie régulièrement des évaluations des schémas locaux de prévention (assez objectives), qui visent surtout à montrer ce qui peut fonctionner pour aider les décideurs locaux publics ou privés
2.2) Des critiques de fond :
- le risque d’une " société forteresse " a été souligné par T. HOPE et M. SHAW : la tentation de séparer les zones à population défavorisée des zones à population favorisée pourrait en découler ;
- l’efficacité de la prévention situationnelle est contestée : elle ne jouerait que contre certaines formes de criminalité seulement (elle serait notamment peu opérante face à la délinquance juvénile) ; elle serait plus efficace contre le sentiment d’insécurité que contre la délinquance objective.
2) " A l’hôpital : anti-malveillance et technologies " (Roger LE DOUSSAL, Conseiller pour la sécurité générale, Assistance Publique- Hôpitaux de Paris)
- L’essor de l’insécurité à l’hôpital
1.1- Une évolution préoccupante marquée par :
- un quadruplement de la délinquance en 20 ans, un décuplement de la toxicomanie, une banalisation du vol à l’hôpital ;
- un accroissement particulièrement marqué de l’insécurité dans les hôpitaux de court séjour (plus actifs et plus ouverts sur l’extérieur) où le niveau d’insécurité est dix fois celui des hôpitaux de long séjour ;
- un désengagement de la sécurité publique en matière de surveillance préventive des espaces privés ouverts au public (ce que sont tous les hôpitaux), en dehors des cas de trouble de l’ordre public ou d’infraction judiciaire.
1.2- Des contraintes lourdes et spécifiques
La sécurité hospitalière doit rester " hospitalière avant d’être sécuritaire ", car elle est assujettie à de nombreuses obligations :
- contraintes fonctionnelles : service public (fonctionnement permanent, accès égal pour tous, droit d’accueil, droit aux soins) ; lieu d’accueil (accès sans contrôles, ni délai) ; lieu de soins (70% des locaux ne peuvent être ni fermés, ni vidéo-surveillés) ;
- limites juridiques et déontologiques : lieu privé (pas de pouvoir de police) ; droit aux visites, respect de la charte du malade, respect des libertés publiques et des droits inidividuels des usagers ; les chambres des malades sont assimilées à des domiciles ;
- une culture professionnelle affirmée : le personnel hospitalier est ouvert au social (accueil des démunis.) ; il est attentif à défendre l’intérêt des malades et leur droit à la dignité ; il est attaché au respect de la vie privée et du secret professionnel.
- Les politiques adoptées
2.1 – une réaction initiale inadéquate, telle que révélée par l’audit de 1989 :
- la fonction anti-malveillance n’est pas isolée en tant que telle : elle n’est qu’un appendice de la fonction de sécurité anti-incendie, alors qu’elle répond à des exigences autres ;
- il n’existe pas de plan de sécurité d’ensemble pour les hôpitaux français ; on réagit au cas par cas ; la plus grande liberté est laissée à chaque direction d’hôpital pour s’organiser ;
- le professionnalisme fait défaut aux directions en question, qui recensent mal leurs besoins, privilégient, souvent à tort, les moyens techniques sur les moyens humains,
- la lutte contre la malveillance est trop souvent réduite à la lutte contre l’intrusion d’éléments extérieurs aux hôpitaux (alors que la violence est liée à 70% aux malades eux-mêmes et non à des éléments étrangers). D’où la multiplication de contraintes et de systèmes d’interdiction qui entravent l’action du personnel hospitalier et tendent à " bunkeriser " l’hôpital sans grand résultat ;
- la démarche n’est pas participative : le personnel hospitalier est peu consulté.
2.2 – le plan adopté à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris apparaît en revanche comme un succès :
- il accorde la priorité à la sécurité des personnes (et non à celle de biens) et à l’adhésion des personnels hospitaliers à la démarché de sécurité dans le respect de la déontologie hospitalière ;
- il repose sur une exigence de professionnalisation de la lutte contre la malveillance (la lutte anti-malveillance est désormais isolée comme une fonction spécifique confiée à des professionnels).
En pratique, le plan a consisté :
- à ouvrir 30 sites pilotes et à proposer à leurs directeurs, désignés sur la base du volontariat, un encadrement motivé, composé d’un chef de sécurité (cadre A contractuel, ancien officier de police judiciaire issu de la police ou de la gendarmerie), et d’un chef de sécurité adjoint (cadre B, volontaire de l’AP-HP) ;
- à améliorer le gardiennage contractuel ;
- à favoriser une sécurité active (conseils aux directeurs, soutien aux personnels, investigations sur chaque accident…) plutôt que passive (dispositifs de fermeture ou de surveillance, gardiennage statique ou routinier…) ;
- à développer une organisation interactive (recrutement, animation, coordination) entre ces sites-pilotes et le conseiller pour la sécurité.
Il a conduit à un réel succès : baisse du sentiment d’insécurité assez générale et baisse du nombre de vols ( de 20 à 60% suivant les cas au bout de deux ans).
- Préconisations
L’action menée à l’AP-HP montre qu’on peut espérer sécuriser l’hôpital public tout en lui conservant sa vocation de lieu ouvert et de lieu de confiance, c’est-à-dire sans le " bunkeriser " et sans y introduire des comportements de type policier. Pour cela toutefois il importe de bien distinguer deux sortes de sécurité – la " sécurité du fonctionnement " des établissements et la " sécurité générale " – qui ont des objets différents et requièrent la mise en œuvre de moyens spécifiques :
Sécurité du fonctionnement |
Sécurité générale |
Concerne le bon fonctionnement : pannes, incendies, erreurs humaines |
Concerne le bon ordre (calme et tranquillité) : lutte contre la malveillance, intrusions, circulation (auto), discipline |
Prend en compte les risques et autres événements accidentels |
Prend en compte les événements intentionnels, les menaces |
Traditionnel ; professionnalisme ; bonnes formations |
Nouveau ; amateurisme ; peu de formations |
Réglementé ; nombreuses obligations et contrôles |
Libre ; pas d’obligation, pas de contrôle |
Ainsi, les lacunes de la " sécurité générale " appellent une action plus profonde et spécifique et, en particulier, une amélioration du degré de qualification du personnel contractuel de gardiennage. D’autre part, le renforcement de la sécurité générale serait facilité si l’on constituait une nouvelle catégorie juridique des établissement ouverts au public qui aurait, vis-à-vis des menaces de malveillance, des obligations réglementaires tout comme les établissements recevant du public en ont aujourd’hui vis-à-vis des risques d’incendie et de panique. Au vu de certaines dispositions de la loi du 21 janvier 1995, cette évolution ne paraît pas utopique.
La vidéosurveillance à la RATP : un maillon controversé de la chaîne de production de la sécurité (Dominique BOULLIER, Professeur à l’Université de Rennes 2, Directeur d’Euristic Média)
Dans le cadre d’un vaste projet global de réorganisation de la sécurité liée à l’arrivée de C. BLANC, la RATP a installé un système de vidéo-surveillance, dont les effets contre-productifs sont vite apparus.
- Le passage à la vidéo-surveillance
:
- Les objectifs du système de vidéo-surveillance :
- pallier l’incivisme des usagers du métro, qui ne signalent pas les incidents, ne réagissent pas aux agressions commises sur autrui
- pallier l’incompétence des témoins des incidents (imprécision de l’énonciation des faits, lacunes…).
- La nature du nouveau dispositif :
- un ensemble de capteurs permet le déclenchement automatique de caméras lorsqu’un incident est détecté, ce qui est censé permettre de contourner le problème de l’incivisme ;
- le diagnostic est entièrement confié à des professionnels (experts issus de la Surveillance générale) qui ne se fondent plus sur les informations orales données par les témoins de l’incident, mais sur l’image transmise par les caméras. L’agent de la surveillance générale dispose en outre d’une station de travail comprenant une application cartographique où s’affichent les plans de couloir de métro surveillés et les emplacements des caméras que l’on peut ainsi sélectionner au moyen d’une souris ;
- toute l’expertise est désormais centralisée au niveau des centres de surveillance où sont regroupés les opérateurs de la télésurveillance et de sécurité (TSS) et ceux de la sécurité civile et des trafics (NSS). L’opérateur de la vidéosurveillance n’a plus qu’une seule mission : décider de l’authenticité d’une alarme à partir de l’image vidéo, et transmettre l’alarme au PC, sans pouvoir intervenir lui-même
- Les effets pervers
:
- les capteurs se révèlent défaillants : ils repèrent de faux incidents (altercations bruyantes mais sans gravité, course pour attraper le dernier métro…) et ne signalent pas de graves agressions commises avec discrétion (ainsi une victime est supposée crier, alors que l’expérience montre que bon nombre d’entre elles, paralysées par la peur, ne crient pas). Les opérateurs du centre de surveillance sont confrontés à un afflux d’images, dont bien peu sont pertinentes ;
- les images transmises sont souvent inopérantes : les problèmes d’éclairage, la confusion créée par la foule brouillent les signalements éventuels des agresseurs ; les " alarmes intempestives " ajoutent à cette confusion ;
- les caméras ne se déclenchant que sous l’effet du capteur, aucune mémoire n’est gardée des événements qui précédent l’éventuelle agression, alors que la connaissance de ceux-ci serait très utile pour identifier les auteurs de l’agression et comprendre la situation ;
- les moyens d’intervention demeurent insuffisants : paradoxalement, l’écart entre le nombre croissant d’incidents signalés et une capacité inchangée d’y porter remède est susceptible d’augmenter le sentiment d’insécurité ;
- les opérateurs de la vidéosurveillance, qui perdent une grande part de leur marge de manœuvre, et qui savent les défaillances des capteurs, tendent à outrepasser leur mission, soit à anticiper des situations de trouble, soit à ne pas transmettre des alarmes (à tort ou à raison dans les deux cas), ce qui crée des risques de conflits et un certain désordre dans le processus de décision.
Conclusion :
C’est le cas typique d’une substitution de la machine à l’homme qui n’a pas fait l’objet d’une réflexion suffisante, tant au plan technique que du point de vue de l’organisation des services.